Big Brother sera bientôt impossible à arrêter
Article source du site de NouvelObs
Publié le 19-10-11 à 10:23 Modifié à 17:34 par Boris Manenti 20 réactions
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Face à la multiplication des fichiers, Alex Türk, sénateur du Nord et ancien président de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), lance un cri d'alarme. Interview.
Alex Türk, sénateur du Nord et ancien président de la Cnil (JEAN AYISSI / AFP)
Après huit ans de présidence de la Cnil, vous lancez un cri d'alarme sur une société qui va plus loin que le Big Brother imaginé par George Orwell dans "1984". Quelles sont vos plus grandes craintes pour l'avenir ?
- Ce qui m'inquiète le plus est le laisser-faire. Dans cinq ou dix ans, notre mode de vie aura été profondément bouleversé, la protection des libertés individuelles aura été altéré, mais il sera trop tard. Il faut que les pouvoirs publics, en France comme ailleurs, mettent en place des instruments d'évaluation des avantages et dangers des technologies, en particulier dans les domaines de vidéosurveillance, de biométrie, de géolocalisation et de développement du réseau internet. Pour l'heure, rien n'est fait. Et je suis extrêmement pessimiste sur l'avenir, je ne me fais aucune illusion... Avec mon livre "La vie privée en péril" [éd. Odile Jacob], j'ai voulu prendre date sur ce que j'ai pu constater durant mes huit ans de présidence de la Cnil et alerter sur l'état d'urgence. Nos libertés sont chaque jour un peu plus rognées, de manière lente et progressive. Un jour, on s'en rendra compte, mais il sera trop tard, cela aura été trop loin.
Les quatre points que vous évoquez constituent-ils les futurs chantiers de la Cnil, et donc de votre successeur Isabelle Falque-Pierrotin ?
- Nous avons travaillé ensemble pendant plusieurs mois sur de nombreux dossiers, et chaque fois ces points revenaient comme des priorités. La vidéosurveillance et la biométrie ne sont pas les dossiers les plus compliqués, pas les moins dangereux, mais pas les plus complexes. Les pouvoirs publics peuvent, et doivent, encadrer juridiquement ces domaines. Pour la vidéosurveillance, on peut par exemple imaginer une charte qui fixe une série de règles qui touchent aux durées de conservation, à la limitation des personnes qui ont accès au système, etc. Mais pour des champs comme la géolocalisation ou le développement du réseau, la décision n'est plus franco-française mais nécessite des accords internationaux, avec l'imposition de normes. Il faut que les Européens tapent du poing sur la table et aient le courage politique - ce qu'ils n'ont pas du tout aujourd'hui - de dire que "ça ne peut plus durer". Il est inacceptable que le droit européen ne s'applique pas aux consommateurs européens dès lors qu'il s'agit d'un grand acteur américain.
Cette démarche pourrait-elle s'intégrer à la révision actuelle de la directive européenne de 1995 qui définit la législation sur internet ?
- Je l'espère. En tout cas, ce sera l'occasion. Mais je ne me fais aucune illusion. J'attends une proposition forte, mais ce que j'ai vu pour l'instant n'est pas réjouissant...
Qu'est-ce qui vous effraye le plus dans notre future société "Big Brother" ?
- Surtout les réseaux sociaux, planétaires avec des ramifications infinies, et la géolocalisation, invisible et irréversible. Il est prévu qu'un jour les nanotechnologies soient utilisées dans les systèmes d'information. On se retrouvera alors avec des milliers, voire des millions, de puces RFID [de radio-identification, NDLR] invisibles à l'œil et disséminées partout à l'initiative du secteur public ou privé. On regrettera bientôt l'idée du bon vieux Big Brother, visible et ventripotent. Avec ces milliers de "nano-Brothers" invisibles qui se promènent partout dans la nature, on sera alors face à un phénomène irréversible. Les systèmes d'informations verront et entendront à distance. Nous n'aurons plus jamais la certitude absolue d'être seul, et serons toujours entendu, vu, surveillé... C'est absolument insupportable !
Concernant votre mandat de président de la Cnil, vous avez été critiqué pour votre position sur le dossier Hadopi, haute autorité visant à lutter contre le téléchargement illégal.
- Vous ne trouvez pas que ça commence à faire ringard de parler d'Hadopi ? Il faut se faire une raison... Sur ce dossier, l'avis rendu parla Cnil était mitigé, réservé. Néanmoins, en tant que président de la Cnil, je dois admettre que j'ai voté de manière délibérée en faveur du dossier Hadopi. Avec le recul du temps, chacun reconnaît que c'est un peu le bordel. Toute cette affaire tourne d'une manière difficile à comprendre. Mais j'ai une admiration pour ceux qui, sur le dossier Hadopi, ont une position tranchée. Je suis, encore aujourd'hui, tiraillé dans le dilemme protection de la liberté de création et protection de la liberté d'expression. Pour l'heure, il n'y a pas de bonne solution et j'attends toujours que quelqu'un fasse une vraie proposition pour résoudre ce problème.
Il y a deux semaines vous démissionniez de la Cnil. Pourquoi avoir préféré votre mandat de sénateur à celui de président de la Cnil ?
- C'était surtout une question de clarté. J'aurais pu conserver les deux fonctions jusqu'au 1er septembre 2012 [comme le prévoit un amendement], mais alors j'aurais de toute façon dû faire un choix. Là, Isabelle Falque-Pierrotin a au moins trois années devant elle pour réaliser ce qu'elle veut. J'ai été président de la Cnil pendant huit ans. En huit ans, j'ai fait un gros boulot, mais je me suis dit que quelqu'un de nouveau, avec des idées différentes, ne pouvait être que bénéfique. En fait, j'ai démissionné dans l'intérêt de la Cnil. J'aile sentiment de transmettre à Isabelle Falque-Pierrotin un bel outil, qu'elle va maintenant porter à un niveau supérieur. Mais je ne veux pas devenir le bonhomme informatique et libertés du Sénat. Et surtout, je ne veux pas mettre Isabelle Falque-Pierrotin en porte-à-faux, notamment avec des amendements qui la contrarient. Je vais lui foutre une paix royale. Je préfère sortir du jeu, même si ça sera parfois un déchirement.
Interview d'Alex Türk, sénateur du Nord et ancien président de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), par Boris Manenti (le Jeudi 29 septembre 2011)
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