Mondialisation : un étrange commerce triangulaire
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L'économie mondialisée, le capitalisme total, une vieille histoire ? De tout temps, l'avidité des uns à imposer l'exploitation des autres . De la traite négrière à la sous-traitance sordide au Bangladesh, c'est toujours la même histoire, la recherche effrénée du profit sur le dos de ceux qui créent de la valeur par leur travail, leur habilité et leur génie.
- XVIII ° SIECLE : LA TRAITE NÉGRIÈRE
"J'entends de la cale monter les malédic-
tions enchaînées, les hoquettements des mou-
rants, le bruit d'un qu'on jette à la mer...
les abois d'une femme en gésine... des racle-
ments d'ongles cherchant des gorges... des
ricanements de fouets... des farfouillis de
vermine parmi des lassitudes..."
Aimé Césaire - Cahier d'un retour au pays natal
Au XVIIIé siècle, il y eu le commerce triangulaire avec l'ignominie de la traite négrière. On échangeait alors des esclaves contre des produits manufacturés ( textiles ) des armes ou des produits de luxe ( cadeaux,vins, etc...). Cette main d’œuvre réduite à l'état de marchandise était alors vendue aux colons du Nouveau Monde essentiellement pour l'exploitation de la terre( sucre de canne ) et de ses richesses minières ( or ), produits qui étaient ensuite rapatriés dans les métropoles européennes au profit d'une aristocratie négrière qui occupait alors le haut du pavé.
- XIX ° SIECLE : L'EXPLOITATION DE LA FORCE DE TRAVAIL DANS LES ATELIERS ET LES MINES
"La France capitaliste, énorme femelle, velue de la face et chauve du crâne, avachie, aux chairs flasques, bouffies, blafardes, aux yeux éteints, ensommeillée et bâillant, s'allonge sur un canapé de velours ; à ses pieds, le Capitalisme industriel, gigantesque organisme de fer, à masque simiesque, dévore mécaniquement des hommes, des femmes, des enfants dont les cris lugubres et déchirants emplissent l'air ; la Banque à museau de fouine, à corps d'hyène et mains de harpie, lui dérobe prestement les pièces de cent sous de la poche. Des hordes de misérables prolétaires décharnés, en haillons, escortés de gendarmes, le sabre au clair, chassés par des furies les cinglant avec les fouets de la faim, apportent aux pieds de la France capitaliste des monceaux de marchandises, des barriques de vin, des sacs d'or et de blé."
Paul Lafargue- Le droit à la paresse-1881
Paul Lafargue- Le droit à la paresse-1881
Si au XIX° siècle, l'esclavage est aboli ( 1793 et 1848 en France ), les empires coloniaux sont préservés. Avec les progrès de la technique, c'est le développement des manufactures et des mines dans les pays européens et du commerce à travers le monde. Pendant que le pillage de diverses matières premières et des produits agricoles exotiques continue dans les pays colonisés, c'est l'exploitation effrénée de l'être humain, enfants compris, dans les pays de la métropole, pour, d'une part, fabriquer les infrastructures nécessaires aux échanges et pour, d´autre part, le commerce des biens avec la bourgeoisie nationale et les comptoirs et colonies d'outre-mer. Le salaire misérable de l'ouvrier ne sert qu'à reconstituer sa force de travail, simultanément les patrimoines de la bourgeoisie et des grands capitaines d'industries explosent et ce, jusqu'à la première guerre mondiale.
- XX ° SIÈCLE : LE DÉVELOPPEMENT DU GRAND MARCHE
Mais ce marché est étroit. Avec le développement des luttes sociales et l'élévation des qualifications, les salaires augmentent. Pour reprendre en partie ce que l'on a dû concéder, on passe, dans les pays occidentaux, d'un modèle où la production domine à un modèle consumériste dont le premier symbole, il y a déjà plus de cent ans, a été la construction de la première automobile populaire : la Ford T. L’idée du Fordisme est d’élargir le marché pour pouvoir produire plus et gagner plus, grâce à la technologie et à l’énergie fossile, le pétrole, disponible à bon prix. Depuis, les travailleurs ne sont plus seulement des producteurs cantonnés derrière les murs de l’usine ; avec plus de pouvoir d’achat, ils deviennent aussi des acteurs de la consommation, comme les bourgeois ! La politique keynésienne mise en œuvre après la crise de 1929 fait des salariés des consommateurs de masse. La machine est lancée et avec l'ouverture des frontières « le Grand Marché » se développe. Tout semble fonctionner à merveille : le progrès scientifique et technique met à la disposition de l’homme de plus en plus d’objets qui l’assistent et le distraient au quotidien ; le pouvoir d’achat des travailleurs augmente ce qui leur permet d’avoir accès à tout ce dont l’industrie est capable de produire, et ainsi d’anesthésier les douleurs que le travail à la chaîne engendre.
Pour produire plus on joue sur l'augmentation de la productivité du travailleur. Il faut automatiser le plus grand nombre de manipulations possibles, pour limiter l'intervention humaine dans le processus de production ; il faut aussi encadrer au mieux les gestes de l'ouvrier devenu opérateur et en conséquence dépersonnaliser son action et faire en sorte que ses gestes soient reproductibles à l'infini partout dans le monde. Les cadences de production ne cessent d'augmenter et il faut vendre pour réaliser ce capital toujours plus abondant.
Cette augmentation de la productivité aurait pu conduire à une libération progressive par la machine du travail humain, pour aller vers une société conviviale et sobre en consommation des ressources de la Terre, tout en allant vers le bien être du plus grand nombre. Mais, c'était sans compter sur le développement d'une société de consommation, qui tout au long du XXème siècle, n'a eu de cesse d’exiger du salarié de travailler plus pour gagner plus et ainsi dépenser plus jusqu'à l'endettement. L'aliénation du travailleur envahit progressivement tous les aspects de sa vie et son aveuglement supposé autorise tous les excès.
Avec le capitalisme de la production, se développe alors un capitalisme de la distribution et de la communication. Il faut produire en masse, informer et mettre à la disposition du consommateur, partout dans le monde, des produits toujours renouvelés, magnifiés par la publicité. Dans la société de consommation, la distribution prend peu à peu la main sur la production. Avec la suppression des frontières, pour offrir des produits à prix réduit tout en préservant les marges, on n'hésite pas à mettre en concurrence les sous-traitants du monde entier. Peu à peu les ateliers de production se délocalisent. L'ouvrier des pays occidentaux, qui après un siècle de luttes et d'avancées sociales avait réussi à gagner un peu plus de pourcentage dans le partage de la valeur ajoutée, lâche à nouveau prise à partir des années 1980 et le triomphe de l'économie libérale. Si, après des mois de chômage et de galère, il ne se décourage pas ( voir l'article : " Où sont passés les travailleurs américains"), il se retrouve trop souvent condamné au déclassement, à accepter des emplois de service, des "mini jobs" ou des temps partiels contraints, dans la grande distribution ou dans les chaines internationales des grandes marques. Son pouvoir d'achat stagne, pour maintenir son niveau de vie, il est contraint à l'endettement et à acheter de plus en plus de produits dits low-cost, creusant ainsi sa propre tombe par les délocalisations et la pression sur les salaires et les conditions de travail que cela induit.
Simultanément, dans les anciennes colonies, dans des ateliers sordides, des hommes, des jeunes femmes, voire des enfants, travaillent jusqu'à l'épuisement pour quelques euros. Le 19° siècle de Zola est ainsi de retour à l'autre bout du monde.
- DES OBJETS SANS AUCUNE VALEUR HUMAINE
Aujourd'hui la plupart de nos objets du quotidien, s'ils continuent à avoir une valeur marchande, n'ont plus aucune valeur humaine. Lorsque en échange de quelques dizaines d' euros on achète un objet ; mises à part quelques caractéristiques techniques et quelques précautions d'usage, on sait peu de chose de lui, de son mode de fabrication, du lieu d'assemblage ou de conception, de la valeur réelle qu'a perçu celui qui a participé à son élaboration. Dans ce formidable jeu de cache cache à l'échelle du monde, le grand gagnant à la fois sur l'ouvrier d'un pays du Sud-Est asiatique ou des "maquiladoras" de la frontière mexicaine et, sur le consommateur des centres commerciaux et boutiques des centres urbains, c'est celui qui se positionne en distributeur ou en créateur de marques.
Dans le prix d'un vêtement par exemple, la valeur du travail pour sa conception dans des ateliers au Bengladesh ne représente que 2 à 3 % du prix payé par les consommateurs, quand le distributeur et la marque se partagent plus de 85 % du chèque final.
Il en est de même pour des objets techniques haut de gamme. Ainsi pour un Ipad de chez Apple vendu 400 euros, la valeur du travailleur chinois qui assemble les composants n'est que de 8 euros alors que le bénéfice net, sur chaque tablette, de la marque à la pomme est de 120 euros !
Distribution de la valeur en % pour un Ipad :
Le succès de la marque à la pomme a permis aux financiers de l'entreprise d'accumuler un trésor de guerre de 137,1 milliards USD de cash dont les 2/3 sont placés non pas aux Etats-unis, berceau de la marque, mais à l’étranger dans divers paradis fiscaux.( 1)
En réalité, avec le commerce mondialisé de tous ces produits de consommation standardisés, ce sont deux types de victimes qui sont dépouillées de la richesse que devrait leur procurer le travail. L'un directement à Dacca , sous-payé, dans les ateliers des quartiers industriels de Gazipur et Savar, l'autre dans les centres commerciaux des grandes métropoles où les marques dictent leur prix à des consommateurs avides.
- XXI ème SIECLE : UN COMMERCE TRIANGULAIRE BIEN ETRANGE
Ainsi au fil du temps la plupart des biens nécessaires ou superflus se sont inféodés à des marques mondialisées contrôlées par des méga entreprises multinationales qui imposent au monde un commerce triangulaire bien singulier.
Les usines des sous-traitants de ces grands groupes se déplacent au gré du moins-disant salarial dans divers endroits du monde où jadis on pouvait vendre des esclaves pour ensuite, quelques milliers de kilomètres plus loin, par la magie du marketing et du transport en conteneurs, dans une débauche d'énergie fossile et de matières premières.mettre à disposition du consommateur des produits labélisés. Marques qui permettent au passage d'extorquer des poches d'autres travailleurs, transformés pour l'occasion en consommateurs, de la richesse péniblement acquise par le travail qui se fait rare et se dévalorise. Les profits démesurés de ces marques internationales s'évadent ensuite vers des îles mystérieuses au nom exotique comme les îles Caïmans ou les îles Cook., pour les intérêts de quelques-uns. Ce trésor, plus de 600 milliards d'euros ( 2 ) accumulé par ces pirates des temps modernes, qui se cachent sous des logos prestigieux, est autant d´argent prélevé dans la poche des consommateurs. Autant de richesses qui ne servent pas les trésors publics et ne permettent pas de combler les déficits des budgets des États de plus en plus sollicités pour soigner les dégâts collatéraux de ce funeste manège et dont la charge de la dette pèse aussi de plus en plus lourd.
Comme au XVIII éme siècle, un nouveau commerce triangulaire s'est ainsi mis en place. Mais cette fois-ci au lieu d'enrichir les puissances coloniales aux dépens des terres conquises et de leur population, il dépouille à la fois les anciennes colonies devenues pays émergents et les anciens empires, pour monétiser une grande partie de la richesse et l'engloutir dans ces " trous noirs" de la finance internationale que sont ces paradis fiscaux, comme le font avec la lumière les trous noirs de l'univers des astrophysiciens.
Dans cette régression mondiale, il ne faut pas compter sur les élites politiques et les nouveaux oligarques des pays "émergents" pour inverser cette marche funeste vers l'appauvrissement généralisé au profit de quelques-uns tant ils ont les yeux rivés sur des indices boursiers ou économiques qui ne signifient plus rien.( Comme le taux du chômage de ce mois d'août en France. )
Seuls, ceux qui disposent de cette capacité à créer de la richesse par leur travail, sont capables d'enrayer ce trafic pervers, que ce soit dans les pays de production ou de consommation.Il ne faut pas désespérer, et prêtons attention aux signes précurseurs de cette reprise en main de leur destin par la masse impressionnante et diverse des travailleurs du monde entier. En voici quelques exemples récents dans divers endroits du monde :
- Il y a peu, les employés des fast-food de chez Mac Donald aux États-Unis ont refusé de travailler pour exiger le doublement de leur salaire (3) (15 dollars pour un salaire actuel de 7,25 dollars de l'heure (5,4 euros), 40 heures de travail hebdomadaire pour les mieux lotis pour un revenu mensuel inférieur au seuil de pauvreté ).
- Ce lundi 23 septembre, à Dacca, Les syndicats ouvriers demandent le relèvement du salaire minimal à 77 € par mois au lieu de 28€ actuellement, quatre mois et demi après le drame du Rana Plaza, qui avait coûté la vie à 1 129 personnes (4).
- A Paris, place Vendôme c'est la grève des femmes de chambres et des valets du luxueux hôtel Park Hyatt pour des contrats de travail sécurisés et un treizième mois.
Soyons conscients et vigilants. Continuons ce nécessaire travail de réflexion, échangeons, dialoguons, nourrissons-nous de la pensée des autres, des expériences menées, pour qu’un jour, ces idées que nous portons en germe, ces combats encore minoritaires, la majorité se les approprie et trouve le bon moyen de métamorphoser l’ordre établi avant qu’il ne s’effondre et nous anéantisse.
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(1) Voir l'article sur Apple.
(2) Voir l'article : "L'évasion fiscal, un sport international"
(3) Voir l'article "Les Mac Do n'ont plus la frite"
(4) Voir l'article du Monde du 24/10/2013 et de La Croix